La mode, une (bonne) affaire de jeunesse
Au crépuscule d’une carrière professionnelle vouée à la mode, alors que ma passion ne m’a pas quitté et que j’ai toujours autant de curiosité à découvrir les collections, de plaisir à observer la conception d’une pièce ou comprendre les évolutions sociétales au travers de la mode, il me parait légitime de m’interroger sur la relation de plus en plus exclusive voire fusionnelle qu’elle entretient avec la jeunesse.
Il est vrai qu’avec l’âge, la plupart des femmes et, plus encore, des hommes, libérés du besoin de séduire ou de s’affirmer socialement, se désintéressent souvent de leur apparence. Forts de leur vécu, ils deviennent plus conservateurs, retranchés sur leurs acquis, moins ouverts à la nouveauté et peu disposés aux remises en question – fussent-elles simplement esthétiques – qu’implique la mode. En son temps, Goethe affirmait déjà : « vieillir, c’est se retirer progressivement du monde des apparences ». Pourtant, en vieillissant, les vêtements s’avèrent bien utiles pour compenser le déclin du charme naturel et cacher les ravages du temps ! « Une femme qui vieillit doit être à la mode ; seule une jeune femme peut être à sa mode » notait la très lucide Coco Chanel. Sans moins de sagacité mais avec plus d’humour, Francis Bacon déclarait : « Quand on est vieux, il faut prendre soin de soi, même si cela ne limite pas le naufrage », lui qui portait une grande attention – et consacrait un budget conséquent – au choix de ses costumes. A leur décharge, les seniors – selon l’appellation euphémisée d’usage – n’ont pas tous les torts lorsqu’ils tournent le dos à la mode. Littéralement invisibilisés dans le paysage de la mode, ils sont absents des publicités et défilés des marques – pourtant promptes à s’auto-proclamer inclusives par ailleurs – qui se refilent leur marché tel un mistigri porteur d’image vieillotte et de ventes poussives. Comme j’ai pu le constater lors d’une enquête sur le sujet pour le regretté Journal du Textile au printemps 2022, pour laquelle j’eus toutes les peines du monde à décrocher des interviews.
« L’un des deux interlocuteurs était un civil au maigre visage ridé, bilieux et glabre ; il approchait de la vieillesse, quoiqu’il fût habillé comme le plus élégant des jeunes gens » – Léon Tolstoï (Guerre et Paix)
A l’inverse, les jeunes font l’objet de toutes les attentions des marques dont ils sont les proies idéales. Prétendument à l’apogée de leur charme, ils ne peuvent qu’adhérer à des collections fortement axées sur la séduction. En quête de leur place dans la société, ils s’achètent des symboles statutaires rassurants dans une mode regorgeant de logos et autres signes ostentatoires. En pleine construction identitaire, ils trouvent, dans les propositions des griffes, des réponses toutes faites à leurs questionnements au mieux en phase avec les archétypes du moment, au pire favorisant la frime et la vanité plutôt que la sincère expression de soi. Avec les réseaux sociaux et la socialisation précoce qu’ils instaurent, les marques de mode peuvent cueillir les jeunes de plus en plus tôt, quand repères et valeurs leur font encore défaut et qu’ils sont le plus sujets aux addictions. Pour refermer leurs pièges, les marques s’associent à d’autres domaines tels que la musique et le sport dont les jeunes sont friands, allant jusqu’à recruter leurs directeurs artistiques parmi les célébrités, comme Vuitton vient de le faire avec Pharrell Williams. Une véritable provocation aux étudiants des écoles de stylisme et modélisme et aux professionnels chevronnés des studios et des ateliers qui mettent tant d’années à maîtriser la technique.
Certes, en s’adressant aux jeunes, la mode s’est délestée du carcan conformiste qui l’a longtemps bridée. Ainsi que l’écrit Roland Barthes dans son Système de la mode, « toute mode nouvelle est refus d’hériter, subversion contre l’oppression de la mode ancienne ; la mode se vit elle-même comme un droit naturel du présent sur le passé ». Mais n’y avait-il pas aussi dans les codes de bienséance et d’élégance d’autrefois une forme de respect d’autrui ? Si elle invite – saluons-le – à la tolérance, la liberté vestimentaire d’aujourd’hui n’en est pas moins au service d’un individualisme décomplexé peu favorable à un climat social serein. Le comportement des acteurs de la mode à l’égard des jeunes me fait penser à celui de parents coupables, prêts à toutes les concessions pour obtenir l’absolution de leur progéniture. Alors qu’en pleine crise écologique, il s’agit plutôt de donner au consommateur – même juvénile – le sens des responsabilités. De plus, en matraquant ad nauseam l’image d’une jeunesse dorée, les marques cultivent le mythe d’une période forcément heureuse et par là une injonction au bonheur qui ne laissent certainement pas de faire de nombreuses victimes. Ce parti pris, en outre, ne fait que creuser le fossé entre les générations alors que nos sociétés divisées ont tant besoin de cohésion, voire de solidarité face aux défis qui se présentent. Plutôt que d’entretenir le conflit de générations caractéristique des sociétés bourgeoises au travers d’une rébellion de façade qui se commet avec le pire cynisme du capitalisme, la mode ne pourrait-elle pas plutôt contribuer au dialogue, au partage et à la transmission, sans tomber pour autant dans le ventre mou d’une offre par trop consensuelle ? Une fois encore, je prête à la mode de nobles ambitions quand ses responsables ne lui assignent que des objectifs mercantiles. La dure réalité des affaires – comme celle de l’âge qui avance – me rattrapera bien assez tôt…
François Gaillard