François Gaillard | Penser
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Penser

 

L’avocat du diable qui ne s’habille pas en Prada

Dans un climat social plutôt tendu et passablement moralisateur, la mode fait l’objet de nombreuses critiques. Inessentielle par nature comme l’a souligné la récente pandémie, elle est devenue un fléau pour l’environnement et, plus différenciatrice qu’assimilatrice à force de démocratisation, elle est source de tensions par les inégalités – entre les pays producteurs et les pays consommateurs comme entre les classes de consommateurs – qu’elle exacerbe. Basée sur une production en grandes séries délocalisée dans des pays à bas coût de main d’œuvre et des produits désirables à petits prix sans cesse renouvelés, la fast fashion est, plus encore, pointée du doigt.

Sous-traitant ses fabrications dans des pays en voie de développement où les normes environnementales sont inexistantes ou sciemment outrepassées, elle est complice de la pollution causée par ses partenaires industriels. Avec ses 56 millions de tonnes de vêtements vendus chaque année, elle est la principale responsable d’une accumulation de déchets textiles littéralement submersive (5,2 millions de vêtements et chaussures jetés chaque année rien qu’en Europe). Sans parler des microparticules de matières synthétiques aussi invisibles qu’indestructibles dispersées, à 35 % par sa faute, partout sur la planète. Ni des émissions de carbone qu’elle génère fatalement par les transports de longue distance inhérents à son modèle économique. Et ses dégâts ne se limitent pas là. Jouant sur des prix attractifs et des livraisons suffisamment limitées pour pousser à ne pas différer ses achats, elle rend addict des consommateurs d’autant plus tentés que ses boutiques sont à tous les coins de rue des villes du monde entier. A cet égard, je suis toujours surpris de voir, à Paris, aux bras de nombreux touristes, des sacs d’enseignes de mode rapide très probablement présentes dans leurs pays. C’est sans doute que, frustrés de ne pas pouvoir rapporter un souvenir plus typique de leur escapade dans la ville du luxe, ils se rabattent sur une acquisition plus raisonnable sensée marquée leur séjour parisien. A moins qu’ils ne soient suffisamment accros à la fast fashion pour ne pouvoir résister à une visite dans un de ses nombreux magasins de la capitale française. Surfant sur une autre addiction, celle aux écrans et aux réseaux sociaux, la fast fashion encourage la vanité et l’exhibition au détriment d’autres valeurs autrement plus nobles et altruistes comme l’esthétisme ou le partage. Certes non préméditée mais tellement opportune pour les deux parties, cette alliance diabolique atteint son paroxysme lors de vidéos particulièrement obscènes consistant à déballer face caméra le butin d’une séance de shopping aussi pléthorique qu’économique.

« La mode est l’imitation d’un modèle donné, et ce faisant elle répond au besoin qu’a l’individu d’être soutenu par la société, elle le met sur la voie que tous suivent, elle fait de chaque comportement individuel un simple exemple de l’universel qu’elle impose » – Georg Simmel (Philosophie de la mode)

L’idée originelle d’une mode démocratisée et accessible est pourtant louable. L’amoureux du textile et du vêtement que je suis ne pouvait que se réjouir de l’avènement, dans le courant des années 1980, d’une offre un tant soit peu créative à une époque où la mode masculine, particulièrement, restait très conformiste en dehors de la niche élitiste des créateurs. L’arrivée des Zara, H & M et consorts permettait enfin à un plus grand nombre l’accès à une forme de beauté et pouvait contribuer à mieux éduquer les foules en matière d’habillement. Un peu plus tôt, l’Etat français, en faisant le choix de laisser choir son industrie textile, ne livrait-il pas son marché du prêt-à-porter aux mains des acteurs de la mode rapide ? Leur jeter la pierre me parait, même encore aujourd’hui, plutôt déplacé. Par ailleurs, les commandes des marques de fast fashion à des industriels de pays émergents ont engendré un essor de l’industrie textile de ces derniers. Au fil des années, elles ont aussi relevé le savoir-faire de ces fabricants, leur permettant ainsi de facturer de la valeur ajoutée. Enfin, dans nos sociétés consuméristes où l’acte d’achat est en soi un marqueur social, l’offre de fast fashion permet, faute de mieux, à une large proportion de la population de s’intégrer ou d’en avoir au moins l’illusion et de compenser une vie de labeur souvent plus abrutissante qu’épanouissante par un « petit plaisir ». Culpabiliser cette catégorie sociale en rien responsable de notre modèle de société me semble foncièrement injuste.

Surtout que la fast fashion, on le dit assez, est plutôt suiveuse de tendances – la création et la prescription revenant davantage aux marques de luxe – et à ce titre souvent un lot de consolation au désir inassouvi de pièces griffées. La responsabilité de la surconsommation de mode est donc partagée entre les marques de masse et les maisons de luxe dans une étrange complémentarité. Quant à celle du culte de l’image qui a atteint un niveau inquiétant pour le vivre ensemble et les valeurs fondamentales de notre civilisation, elle penche nettement du côté des griffes de luxe qui vantent à l’envi un idéal reposant avant tout sur l’argent et les apparences. D’autre part, les marques de fast fashion ont montré, depuis quelques saisons, qu’elles pouvaient amender leur modèle, en montant en gamme de façon raisonnable, avec des matières plus écologiques, ce qui devrait faire baisser la consommation sans les mettre en péril. Au vu de leurs derniers chiffres d’affaires, le consommateur semble cautionner cette évolution. Reste à celles-ci à partager davantage leurs profits avec leurs partenaires étrangers afin de les aider à produire plus propre et à mieux rétribuer leurs salariés. En étant plus transparentes sur leurs fabrications, elles peuvent du même coup accroitre les connaissances textiles de leurs clients, ce qui aboutira à rendre ces derniers moins dépendants, plus responsables et aussi à terme plus fidèles. Et il ne tient qu’aux consommateurs d’acheter moins et de conserver plus longtemps leurs habits et accessoires, surtout si leur qualité s’améliore. Personnellement, j’ai encore dans ma garde-robe des pièces acquises dans des chaînes de fast fashion il y a dix et même vingt ans. Pareille longévité ne peut que renforcer l’attachement à ses affaires et inciter à ne point s’en séparer. Et si la solution était de remettre du sentiment dans la mode, de considérer son vestiaire comme un compagnon de vie et non comme un simple faire-valoir ?

François Gaillard

D’aussi loin qu’il m’en souvienne, la mode m’a toujours émerveillé. Par ses effets de style, bien sûr, dont j’admirais les prodiges pour embellir femmes et hommes de mon entourage, mais aussi par son pouvoir roboratif, que, très tôt, je ressentis comme un puissant catalyseur de confiance. Cette force vitale de la mode n’a jamais cessé de me fasciner, nourrissant ma passion pour la mode plus encore peut-être que ses prouesses créatives. Malgré l’expérience et les années, je continue de m’interroger sur l’origine de cette vertu quasi magique et plus largement sur le sens de la mode comme vecteur d’expression individuelle et terrain de complicité collective.

Las, les intellectuels, trop absorbés par d’autres questions plus essentielles, ne se sont pas beaucoup préoccupés du sujet et leurs trop rares réponses m’ont souvent laissé sur ma faim par la froideur de leur analyse. La presse, dépossédée de tout sens critique et même de son objectivité déontologique à l’égard d’un de ses principaux créanciers, réserve à la mode un traitement au mieux purement informatif, et plus souvent léger, à visée commerciale.

L’envie d’exprimer mes idées longtemps ressassées, mes convictions comme mes doutes, est donc à l’origine de ce site. Puisse-t-elle rencontrer un public lui aussi en proie au questionnement et demandeur de réflexion sur la mode.

Pour autant, il n’est pas question de renoncer ici au plaisir de la mode ! Trois produits, choisis en toute sincérité et scrupuleusement légendés dans l’esprit d’une consommation elle aussi réfléchie, illustrent périodiquement mon goût. Avec passion. Sans déraison.