Merci Monsieur Lagerfeld
Observateur distant des collections féminines et de celles de Chanel en particulier, je ne m’accordai aucune légitimité, à l’annonce du décès de Karl Lagerfeld, pour me joindre au concert de louanges que n’a pas manqué d’entonner tout le gotha de la mode. C’est donc après quelques semaines que je « prends la plume » pour lui rendre un modeste hommage à la fois plus personnel et plus objectif. Puisse-t-il, de « là-haut », en apprécier la sincérité et l’originalité.
Et puisque j’ai fait vœu de franchise, je commencerai par exprimer les quelques réserves que je gardais à l’égard de son travail pour Chanel. La femme évoquée au travers de toutes les collections depuis le début de son mandat de directeur artistique avec une cohérence à la limite de la fixation n’a jamais réellement touché ma sensibilité. D’une féminité exacerbée, bourgeoise jusqu’au bout des ongles et insuffisamment plurielle, elle m’inspirait au mieux un certain ennui, au pire une certaine frayeur. Et pour moi qui affectionne tant les matières et les tissus, cette déclinaison ad nauseam du tweed génère davantage de frustration que de jouissance. J’avoue également être resté plutôt indifférent à la débauche de décors, toujours plus fastueux et impressionnants, dans lesquels il choisissait de présenter des collections finalement toujours assez similaires – aux adaptations contextuelles près – et espérais davantage de sa créativité. Cette réticence purement personnelle n’enlève rien au respect que j’ai toujours montré à l’égard de son professionnalisme ni à l’admiration que je ne pouvais que nourrir au vu de sa productivité colossale. Mais c’est indéniablement sa compétence phénoménale – il est vrai acquise sur plus de soixante ans – ses connaissances et sa maîtrise techniques infaillibles, qui me bluffaient le plus. Qui, à sa suite, est aujourd’hui capable de mettre en œuvre autant de techniques et de savoir-faire dans des collections, fussent-elles de haute couture ? Qui, à présent, saura transmettre l’héritage du passé avec autant de fidélité, sans cette frilosité conservatrice inhibitrice de créativité ?
« J’aime savoir, tout savoir. Etre une espèce de concierge universel, pas un intellectuel » – Karl Lagerfeld
Au-delà du serviteur infatigable qu’il fut pour Chanel et Fendi, son personnage public ne manquait pas de m’interpeller. Terré dans l’ombre la plus impénétrable, je mesure sans peine quels sacrifices il dut faire pour se confondre aussi parfaitement à sa figure professionnelle et s’exposer autant aux projecteurs. Même s’il niait tout effort à se donner ainsi à son travail, peu d’êtres sont capables d’un tel investissement. En récompense, il en retira une longévité inédite dans la mode et qui fera sans doute date. Il avait compris que, dans la société du spectacle des XXéme et XXIéme siècles, le directeur artistique d’une maison emblématique ne peut se contenter d’en dessiner les collections mais doit littéralement l’incarner pour la rendre vivante et donc attachante. Il s’était alors fabriqué ce personnage médiatique tellement caricatural qu’il aurait vite sombré dans le ridicule s’il n’avait été habité par une intelligence hors pair. Et plutôt que de jouer sur la corde sensible comme beaucoup de personnalités le font avec une honnêteté relative, de se répandre en bons sentiments et d’abuser de la bienveillance, il avait choisi la sagacité et pris le parti de la répartie, de la saillie tranchante, du jugement lapidaire et de l’aphorisme cinglant, sans provocation mais non sans une touche d’humour qui faisait tout à la fois sourire et réfléchir. Il assumait son rôle de parangon du luxe avec une lucidité implacable, constatant ses injustices face auxquelles il avait l’humilité de se reconnaître impuissant. A rebours de l’hypocrisie de beaucoup de célébrités et de marques qui s’achètent une conduite sociale à coups de déclarations démagogiques, de couardes condamnations, de rebellions de façade et de cautionnements racoleurs. Outre sa contribution décisive au succès d’un des fleurons de l’économie française, c’est probablement sa franchise qui le rendit, contre toute attente, si populaire. Sans doute le peuple lui était-il aussi reconnaissant d’apporter de la beauté et du rêve dans son quotidien morose. Parfois heurté les premières secondes par certaines de ses sorties, j’en savourais immédiatement l’esprit et cogitais souvent longtemps sur leur portée. En particulier, son renoncement avoué à toute forme de convictions face aux revirements de la mode m’incitait à remettre en cause mes certitudes trop vite acquises et à me rallier, quelquefois, à sa versatilité que d’aucuns qualifiaient d’opportunisme. Mais la mode ne contient-elle pas, par essence, une dose d’opportunisme ?
Finalement, sa plus grande faute de goût, à mes yeux, est d’avoir ignoré si longtemps le charme irrésistible des félins et d’être tombé si tard amoureux d’une choupette. Mais là aussi, il sut changer d’opinion et reconnaître sa méprise.
François Gaillard