Trop de mode tue la mode
Caricaturale, provocatrice même et quelque peu alarmiste j’en conviens, cette affirmation se veut surtout l’avertissement sans nostalgie contre un modèle entré, il y a une vingtaine d’années, dans une course folle qui pourrait lui être fatale. J’aime trop la mode et la tiens en trop haute estime pour ne pas tenter de la défendre contre elle-même, fût-ce au risque d’en paraître un contempteur intraitable ! Surtout qu’elle semble ne jamais s’être mieux portée qu’aujourd’hui. Depuis 2010, la consommation de mode féminine et masculine dans le monde a progressé de 68 milliards de dollars pour dépasser les 1000 milliards en 2015 (chiffres Euromonitor). Chaque saison voit naître de nouvelles marques, éclore de nouvelles lignes, ouvrir de nouvelles boutiques. Et la mode ne cesse de faire toujours plus d’adeptes.
Pourtant, d’inquiétants signes de saturation apparaissent du côté des consommateurs. Leur conscience écologique grandissante remet de plus en plus en cause le paradigme du renouvellement incessant de la mode et ses conséquences dévastatrices pour l’environnement. Et le recours à une main d’œuvre bon marché dans des pays sous-réglementés pour produire à des coûts dérisoires interpelle les plus altruistes. Tandis que les centres villes en province se dépeuplent au fur et à mesure que les achats sur internet se banalisent, les quartiers touristiques des grandes capitales se transforment en véritables centres commerciaux, où l’alignement des enseignes et leurs surenchères immobilières sont vécus par les autochtones comme un envahissement. La surabondance de l’offre permettrait de pluraliser les styles et de satisfaire plus de personnalités si elle ne se concentrait sur quelques tendances lucratives toutes plus ou moins similaires, uniformisant alors le paysage de la mode. En fait, la diversification se fait par l’accélération du changement plus que par l’ouverture de la création. Et cette accélération précipite les consommateurs dans une quête compulsive de nouveauté qui finalement les détourne des produits eux-mêmes vers une image toujours fuyante et génératrice de frustration. Combien d’ex fashion victims se convertissent finalement à la banalité, déçues par toutes leurs expériences ? Au bout du compte, le vêtement « image » supplante le vêtement « réel » – selon les dénominations de Roland Barthes – dans l’esprit du consommateur, au point qu’il n’en acquiert en définitive qu’une pâle copie, certes moins onéreuse mais suffisante pour prendre une simple apparence. Et quid du désir, moteur essentiel de la consommation de mode, dans un tel fatras de marques et de produits ?
« Un désir nous semble plus beau…quand nous savons qu’en dehors de nous, la réalité s’y conforme, même si pour nous il n’est pas réalisable » – Marcel Proust
Au cœur de ce système, les créateurs sont sommés d’innover en permanence, pour ne jamais tarir le flux de la nouveauté, synonyme de rentrées financières et de visibilité pour les marques qui les emploient. Sans plus un instant pour se ressourcer, leur inspiration se fait de plus en plus superficielle, égarée dans un dédale de détails formels, fourvoyée dans une escalade ostentatoire d’excentricité, à mille lieux des attentes plus profondes de leurs contemporains. Il me plait d’imaginer les longues heures que Martin Margiela dut passer à observer, réfléchir, laisser errer son esprit pour trouver les idées fondatrices de sa maison, encore aujourd’hui tellement fertiles. Au demeurant, ne fut-il pas le premier à s’effacer d’un système qu’il ne cautionnait peut-être plus ? Jusqu’à la discrétion avec laquelle il prit congé, il sembla exprimer son désaccord avec l’évolution de sa profession. Enjoints d’obtenir au plus vite des résultats, les créateurs en deviennent parfois aussi cyniques que leurs donneurs d’ordre et déshumanisent leur création à coups de recettes prometteuses, ce dont le public ne tarde pas à s’apercevoir. Pour émerger de ce foisonnement de mode, les puissantes griffes matraquent tous azimuts leur auditoire de publicités qu’elles financent en gonflant leurs prix et en réalisant des économies, sur la qualité notamment. De plus en plus informés, les consommateurs saisissent ce stratagème qui concourt à décrédibiliser la mode aux yeux des plus critiques. Les créateurs indépendants peinent à s’imposer dans cette masse de collections et de marques par leur seul génie. Les plus roués – ou les moins naïfs – forcent leur créativité dans des démonstrations outrancières qui n’ont d’autre but que d’attirer l’œil des recruteurs des grandes maisons. Les plus honnêtes finissent par jeter l’éponge, épuisés par des années d’un vain combat, parfois définitivement perdus pour la mode. Un immense gâchis, au final, d’idées et de talents qui pourtant auraient pu ravir un public. En crue permanente, ce torrent de mode déverse continûment des tonnes de produits sitôt commercialisés et déjà démodés par leurs successeurs et leurs imitations. Une belle déperdition aussi, qui ne laisse pas la mode jouer son rôle humanitaire.
Plutôt qu’être la locomotive de ce train d’enfer, pourquoi la mode ne profiterait-elle pas de son influence pour montrer l’exemple et inverser la courbe suicidaire de l’hyperconsommation ? Ce qui aurait le double effet de changer à la fois l’offre et la demande. Le slowear a certes le mérite d’initier une démarche salutaire. Mais pourquoi priver cette dernière de la flamme de la création, tellement jouissive et stimulante pour l’individu ? Bien sûr, créer des pièces suffisamment fortes pour résister au déferlement concomitant de produits anecdotiques n’est pas donné au premier venu. Au risque de paraître cruel – mais certainement pas injuste – je noterai que cette voie présente justement l’avantage d’éliminer les imposteurs – rapeurs, basketteurs, acteurs, improvisateurs de tous ordres – et autres affairistes motivés par la seule rentabilité de la mode. Et si l’on me reproche d’être utopique, je rétorquerai qu’une des vocations de la mode est de vendre du rêve. Au moins une de ses missions est-elle alors accomplie.
François Gaillard