Réponse à S.
Ma chère S.
D’une teneur inattendue, ton dernier message – certes sans mauvaise intention – n’en a pas moins piqué la foi profonde avec laquelle j’ai toujours exercé mon métier de journaliste de mode et la conscience professionnelle que je me suis appliqué, toute ma carrière durant, à ne jamais sceller de certitudes. Aussi c’est avec un besoin légitime que je prends la plume pour te répondre. Ou plutôt le clavier, puisqu’ainsi l’occasion m’est donnée d’expliquer publiquement un ressenti que d’aucuns ont tôt fait de qualifier de nostalgique voire d’acrimonieux et, par là, de déconstruire le cliché, par trop répandu dans une société jeuniste et plus encore dans la mode, de l’obsolescence de la maturité.
A mon sentiment – largement et intergénérationnellement partagé – d’incompréhension face à l’emballement d’un secteur que j’ai connu plus posé mais non moins créatif, tu rétorques qu’il « est facile de penser que c’était mieux avant ». Venu à la mode par passion, à l’encontre d’un certain confort professionnel et de mes intérêts financiers, j’ai, en outre, fait le choix de la presse professionnelle, pourtant réputée plus fragile et moins rémunératrice, par pur intérêt intellectuel. Au-delà de cette prise de risque, je me suis toujours posé moult questions qui ont certes nourri mon inspiration et mon activité mais m’ont aussi considérablement compliqué la tâche. Je me suis également efforcé de rester ouvert aux approches et esthétiques même les plus étrangères à mes goûts personnels, quitte à me remettre en question sans complaisance ni ménagement. Globalement, je récuse donc avoir cédé à la facilité dans l’exercice de ma profession, sauf en de rares moments de faiblesse que tout un chacun connaît.
« Nous rions en voyant les portraits de nos aïeux, sans penser que nos neveux riront en voyant les nôtres » – Denis Diderot
Dans la mode, où « l’individu est rivé au présent mais vit dans l’illusion de chevaucher la vague du futur » comme l’écrit le philosophie Francesco Masci dans son dernier ouvrage Hors Mode, la facilité n’est pas de penser que « c’était mieux avant » mais plutôt que le passé est caduc et que « c’est mieux maintenant ». Loin de me résoudre, comme Francesco Masci, au fait que, dans la mode, « la promesse n’est plus qu’une promesse de décevoir », je regrette néanmoins l’éphémérisation extrême de la mode d’aujourd’hui et son reniement intrinsèque du passé l’entraînant dans une spirale infernale de renouvellement forcené et une surenchère de créativité aussi inepte que mortifère. Il y a pourtant, selon moi, des évolutions positives de la mode, comme son émancipation des codes bourgeois d’autrefois et la plus grande tolérance qu’elle a indéniablement contribué à instaurer dans la société. Sa démocratisation depuis une quarantaine d’années me semble aussi un progrès, même si celui-ci en Occident se fait parfois au détriment de populations exploitées à l’autre bout du monde et de l’environnement.
Je m’inscris également en faux contre ton idée que « le propre de la mode est d’aller là où on ne l’attend pas ». Tout en la comprenant car c’est bien ce que la mode, par calcul, veut faire croire et ce qu’il est donc courant de penser. Etonner, surprendre, quitte à choquer, est devenu un ressort essentiel de la mécanique de la mode, l’accroche première pour attirer l’attention du public et réveiller son désir. Ou plutôt de sa rhétorique car, avec un peu de recul et d’expérience, on s’aperçoit que la mode est souvent prévisible, davantage dans la redite et l’esbrouffe que dans la recherche et la création laborieuse. C’est un privilège de l’âge que de pouvoir comparer aujourd’hui avec hier ; la mode l’a bien compris, elle qui s’adresse principalement aux jeunes générations.
François Gaillard