Remerciements à Phoebe Philo
Résolument tournée vers l’advenir, la mode s’embarrasse peu des hommages aux partants. A moins d’un décès ou d’une brutale disparition – comme celle de Martin Margiela il y a huit ans – elle n’a guère coutume de saluer a posteriori la contribution d’un de ses rejetons, si brillante fût-elle. Telle une Médée ingrate sinon vengeresse, elle tend plutôt à les oublier, au risque qu’ils tombent dans les abimes d’un silence infanticide. Sans douter un instant de la longue carrière qui attend encore Phoebe Philo sous de nouvelles couleurs, je tenais à revenir sur ses dix années au service de Céline, véritable moment de grâce de la mode qui assurément fera date.
Passée dans le giron de LVMH en 1996, la marque peinait à trouver une âme, ou plutôt le bon génie capable de lui insuffler une identité à même de la sortir d’une funeste torpeur. Quand soudain, un beau jour de 2008, arriva la jeune Phoebe, forte d’une expérience chez Chloé qui laissait peu présager son travail chez Céline. Comment ses recruteurs présumèrent-ils son adéquation avec la griffe ? Comment élabora-t-elle en si peu de temps sa conception de la marque ? J’aurais aimé lui poser ces questions lors d’une interview à laquelle, discrète et peu diserte, elle se refusa à plusieurs reprises. Toujours est-il qu’elle trouva quasi instantanément sa voie, la voix qui allait énoncer un des plus beaux discours de mode qu’il nous ait été donné d’entendre depuis des années. Et sans doute est-ce parce que cette approche de la mode féminine était sa vision la plus personnelle, qu’elle put aussi rapidement l’inoculer dans les gènes de la maison.
« Cet habit me donne de l’esprit » – Molière (Sganarelle dans Dom Juan)
Sans révolutionner le vestiaire féminin, redessinant les vêtements iconiques plutôt qu’inventant de nouvelles pièces, la styliste a toutefois fait preuve d’une indéniable maîtrise technique davantage dissimulée dans les détails qu’immédiatement perceptible dans des transformations radicales. Renouant avec l’esprit pratique originel de Céline, elle a transposé la notion de confort dans l’oversize et une certaine simplicité adaptée à la vie active. Ses choix de tissus furent toujours pertinents, d’une exigence digne du luxe, démontrant une connaissance pointue des matières et de leur adéquation aux coupes. Son sens des couleurs l’a portée vers une palette plutôt franche et contrastée, mais large pour embrasser un éventail plus ouvert de goûts. Car on sentait bien dans son approche formelle la volonté de ne pas exclure, ne pas discriminer une classe d’âge ou un type de morphologie. Truffée de références culturelles très diverses, parfois subtiles, parfois plus affirmées, sa démarche a placé l’esprit de la marque hors des questions purement stylistiques, l’élitisme sur des critères plus intellectuels, les partis pris vestimentaires au dessus de la coquetterie, de la vanité ou du grégarisme.
Sur les traces d’un Martin Margiela, mais dans une veine moins rupturiste et marginale – plus bourgeoise diront les plus critiques – la directrice artistique a dessiné chez Céline les contours d’une femme refusant « l’injonction à la séduction », comme elle l’a elle-même déclaré, débarrassée du fétichisme de la féminité archétypale, naturelle et sans les afféteries d’une prétendue beauté façonnée par ou pour le regard concupiscent des hommes. Si les collections, très onéreuses, se réservaient à un microcosme de privilégiées, le message qu’elles délivraient était, lui, accessible à toutes les femmes pour peu qu’elles s’intéressassent à la mode, clair et, à mon avis, tout aussi efficace mais avec une autre classe, contre d’éventuels comportements porcins. Sur tous les plans, éthique comme esthétique, Phoebe Philo a donné plus qu’un style à la marque, une véritable Philo-sophie.
François Gaillard
Note : La marque n’a pas donné suite à ma demande de visuels de la collection printemps été 2018.