Pourquoi les créateurs ne portent-ils généralement pas leurs vêtements pour venir saluer à la fin de leur défilé ?
A priori, s’il y a bien un moment où l’on s’attend à voir le directeur artistique – les féministes me pardonneront ce raccourci linguistique pour désigner d’un mot une fonction, il est vrai, plus souvent occupée par des hommes – habillé de pied en cape de ses créations, c’est bien lorsqu’il sort saluer l’assistance à la fin de son défilé. Pourtant, c’est souvent dans une tenue basique ou vêtu d’un simple tee-shirt et d’un jean que celui-ci apparaît à cet instant fatidique. La question, bien sûr, ne se pose pas lorsqu’il crée des collections pour le sexe opposé. Mais dans le cas contraire, le phénomène est si courant qu’il ne peut qu’interroger.
Plusieurs raisons peuvent expliquer pareille attitude. En pleine effervescence, l’esprit tout au bon déroulement de la présentation et à la mise des mannequins, le créateur s’oublie totalement et ne songe même pas au moment final où les regards seront braqués sur lui. Dans l’urgence de tout superviser, volant d’un coin à l’autre des coulisses pour ci ajuster un ourlet, là changer un accessoire, il opte pour une tenue pratique qui le laisse parfaitement libre de ses mouvements. Ce choix est d’ailleurs tout à son honneur pour l’humilité qu’il démontre : artisan au service d’une clientèle à laquelle il ne s’assimile pas une seconde, il n’entend pas en partager l’apparence vestimentaire, fût-elle la traduction la plus intime de son idéal esthétique. Dénuée de tout narcissisme, sa démarche se veut alors avant tout altruiste même si elle demeure passionnée. Martin Margiela, lui qui n’apparaissait jamais après ses défilés non plus que dans aucune publication, épousait cette philosophie à la lettre, au point d’exiger de ses vendeurs et collaborateurs le port d’une blouse blanche.
« Il faut vaincre la pudeur et non la perdre » – Montesquieu
Mais on peut tout aussi bien regretter qu’un créateur de vêtements refuse d’en livrer l’interprétation pratique sur lui-même, dans des circonstances certes particulières mais finalement professionnelles. Et qu’est-ce qu’un vêtement sinon une chose utile, voire une seconde peau, qui couvre et protège au quotidien ? Sauf à se voir comme le chef d’une tribu qu’il veut constituer à partir de sa marque, le créateur qui porte ses vêtements fait preuve, au contraire, d’une certaine modestie, considérant ses créations comme des objets fonctionnels désacralisés.
La diversité des réponses et la légitimité de chacune prouveraient l’inanité de la question si celle-ci ne montrait aussi l’incessante pression que subissent les créateurs. Observés, épiés par un public habitué à se contenter des apparences – et pour cause – leurs moindres gestes font l’objet d’interprétations scabreuses ou simplistes. A l’instant de livrer son œuvre et de tourner la page après un intense travail, il convient d’être indulgent pour l’individu alors fragilisé par cette dépossession. Pour tout dire, je trouve même le geste du salut en fin de défilé plutôt futile. La collection qui le précède m’en dit suffisamment sur son auteur pour que je n’éprouve pas le besoin de voir la physionomie de celui-ci. De plus, ce geste incitant aux applaudissements tend à faire du défilé un spectacle, ce que je réfute fermement, le considérant comme l’étape préparatoire à la mise en production puis en vente de la collection. Mais il semblerait que l’évolution des pratiques et des moyens ne me donne pas raison…
François Gaillard