Moditation 2
Plus d’un an après l’arrivée du virus Sars-CoV-2 en Europe, alors que confinements et restrictions sévissent encore dans de nombreux pays, la mode est dans un drôle d’état. Telle une bête blessée, elle avance à vue dans le brouillard de la crise, trébuchant sur des chimères, s’appuyant sur de provisoires expédients pour continuer sa route bon an, mal an. Elle paraît surtout mal dans ses baskets, tiraillée entre deux alternatives dystopiques, clairement antinomiques et pourtant cruciales pour son avenir.
D’un côté, elle culpabilise d’avoir gaspillé tant de ressources, industrialisé massivement sa production, surexploité la mondialisation depuis plus de quarante ans. Tout cela pour finalement impacter lourdement l’environnement et se voir décerner le titre peu glorieux de deuxième industrie la plus polluante. Cataloguée ‘non essentielle’ par tous les gouvernements dans le monde, elle a pris conscience de son caractère superfétatoire au regard de causes ô combien prioritaires telles que la lutte contre la pauvreté, pour les libertés, pour la santé et également de bonheurs simples comme partager un repas en famille ou un moment d’amitié, communier avec la nature ou se cultiver. Pour battre sa coulpe, elle peut compter – façon de parler – sur le discours moralisateur ambiant, cette petite musique de la réprobation faite de belles paroles sur des airs accusateurs qui berce notre époque. Si bien que ses remords et résolutions paraissent suspects, peut-être de la poudre aux yeux pour se mettre au diapason de l’air du temps. Dans un article publié dans le magazine M du Monde ce mois d’avril 2021, Luke Meier, co-directeur artistique de Jil Sander avec son épouse Lucie, fustige la « logique contemporaine de la gratification immédiate » et propose, « pour y résister,…de créer dans une continuité, sans rendre la collection précédente caduque, et de fabriquer de la très bonne qualité ». « Si nous faisons notre travail correctement, ajoute-t-il, vous devez pouvoir porter notre chemise pendant longtemps sans qu’elle ne se délite ni ne s’affadisse ». En fait, la solution – certes radicale – pour stopper les dégâts de la mode sur l’environnement et ses nuisances sociales serait d’arrêter toute production pendant quelque temps, d’épuiser les stocks pour remettre les compteurs à zéro et de relancer la machine sur un tempo lent, avec des collections plus durables et plus essentielles, à des prix réalistes, sans le fossé qui existe aujourd’hui entre le luxe et le mass market.
« Il y a une différence fondamentale entre le changement et le devenir. Les choses qui ‘deviennent’ sont rares, exposées à la méconnaissance et peut-être à la disparition. Devenir, ce n’est pas la même chose que d’importer le changement, l’installer, le vouloir à tout prix, mettre les gens dans une espère d’impératif de changement – qui est le crédo de la mode par exemple – dont ils ne sortiront plus » – Jean Baudrillard
Au lieu de cela, la mode continue de tourner à toute force, sous la pression d’un modèle économique intransigeant et de consommateurs insatiables, palliant la fermeture des boutiques par la vente en ligne. Une pure ineptie, quand on y songe, consistant à vendre des produits caractérisés par leur qualité et leur bien-aller, sur la simple foi d’une description sommaire et de quelques photos approximatives. Que la mode s’arrange d’un tel pis-aller peut se comprendre pour maintenir un minimum son activité. Mais pourquoi les consommateurs acceptent-ils pareille concession ? La première explication est leur impatience à retrouver la vie normale et leur désir d’anticiper son retour par l’achat précoce de leurs tenues de sorties. Comme si devancer les effets – vestimentaires, en l’occurrence – du déconfinement pouvait en hâter la venue. Comme deuxième raison à cet accommodement, on peut avancer qu’en manque de vacances et autres dépenses hédonistes, les consommateurs se ruent sur la mode pour compenser leurs privations et récompenser leur stoïcisme. Et ce d’autant plus qu’ils disposent d’excédents budgétaires que leur laissent cette relative abstinence. L’usage quasi permanent des écrans contribue également à faciliter ce genre de palliatif, à le favoriser même, comme un réflexe, en dépit du bon sens le plus élémentaire. Acheter sur écran – pour s’y afficher ensuite – ne peut qu’encourager cette culture de l’image qui dépossède la mode de sa composante interactive : « en permettant à chacun d’être le centre du monde, l’image autoréférentielle abolit l’idée de consensus ou de lien social », dixit Annie Le Brun, essayiste et co-autrice, avec le philosophe Juri Armanda, de l’ouvrage Ceci tuera cela. Image, regard et capital. Plus grave, les consommateurs pourraient présenter une dépendance au shopping et à la nouveauté que, faute de boutiques ouvertes, ils assouvissent sur la toile. Quel plaisir offre alors la mode vécue sous la double addiction aux écrans et à la consommation ? Et quel manque cette sujétion tend-elle à combler ? Quel mal-être cherche-t-elle à dissimuler ?
Que la mode tire des leçons de cette épreuve sanitaire et remédie aux dysfonctionnements, aux outrances et aux injustices que ces événements ont mis au jour s’avère assurément salutaire voire urgent et impératif. De là à la bannir en la déclarant ‘inessentielle’, il y a toutefois une large marge qu’il serait regrettable de franchir. Car le superflu est aussi indispensable à la vie que le vital à la survie. Et, comme le déclare Stéphane Mallarmé, « la mode est l’insaisissable esprit qui préside à la fabrication du décor familier de notre existence quotidienne ».
François Gaillard