L’élégance de Francis Bacon
En concevant ce projet éditorial, je me suis fermement promis d’y aborder la notion d’élégance. Galvaudée dans un milieu plus prompt à la flatterie que porté à la réflexion, elle me semble pourtant être un véritable idéal pour la mode lorsqu’elle ne s’arrête pas à la simple idée d’harmonie extérieure. Et plutôt que d’essayer vainement de définir un concept aussi subjectif, il me paraît plus pertinent de l’illustrer au travers de la figure d’un homme pétri de cette qualité tout autant humaniste qu’artistique.
Plusieurs interviews filmées et de nombreuses photos montrent Francis Bacon vêtu plus ou moins simplement selon les circonstances mais toujours avec classe. Il n’a jamais caché son goût pour la mode qu’il invoquait pour conjurer les ravages du temps qui passe : « J’aime les bons restaurants, les vêtements » déclarait ce farouche épicurien. Avant de s’assombrir en ajoutant, un brin ironique : « quand on est vieux, on est tellement affreux ; ça aide de compenser par les vêtements ». Cette phrase apparemment anodine résume, à mon sens, assez bien sa philosophie à la fois hédoniste et pessimiste. Michel Leiris parle aussi de « la mise désinvolte mais toujours parfaitement nette de ce personnage impossible à réduire à une figure unique ». Cette légèreté de façade, revendiquée à gorge déployée, une coupe de champagne à la main, était, me semble-t-il, le plus élégant subterfuge pour masquer ses peurs face à une « vie cent fois plus violente que m(s)on œuvre ».
« Ne sommes-nous pas, après tout, des hommes nus face aux sentiments ? » – Francis Bacon
Ce qui m’a immédiatement frappé dans l’œuvre de Francis Bacon, lorsque je l’ai découverte à l’adolescence, ne fut pas précisément sa beauté au sens académique du terme. Quoiqu’elle ait sans doute plus à voir qu’il n’y paraît avec la tradition picturale des grands maîtres, à commencer par la série des Papes d’après Vélasquez évidemment. Je fus en revanche d’emblée fasciné par le réalisme de son propos sublimé par un esthétisme inouï qui en fait, à mon modeste avis, l’une des œuvres les plus bouleversantes du XXème siècle et j’ose dire de l’histoire de la peinture. Souvent créés la nuit, dans le capharnaüm indescriptible de son atelier, l’esprit encore embué des vapeurs d’alcool de soirées bien arrosées, ses tableaux n’en arborent pas moins des compositions claires et des chromatismes épurés révélateurs de sa dignité face à l’âpreté de l’existence. « Le désordre de l’atelier londonien semble tout naturellement…appeler à la relative création d’ordre » interprète Michel Leiris. Ses personnages – particulièrement ceux assis les jambes croisées dont l’attitude méditative n’est pas sans évoquer celle du Penseur de Rodin – sont d’une grande noblesse même lorsqu’ils sont saisis dans des moments banals voire triviaux. Ses portraits laissent percer, au milieu de la blancheur marmoréenne de la chair, l’expression poignante d’un regard toujours franc. Ses crucifixions – qu’il qualifiait « d’intéressantes propositions graphiques » – recourent à la majesté de la symétrie pour magnifier le sujet, même lorsqu’il s’agit d’une pitoyable carcasse sanguinolente, et inciter davantage à la compassion qu’à la déploration. La forme triptyque qu’il choisit à maintes reprises participe elle aussi de cette distance plus digne que détachée face à la fragilité de la condition humaine. Même sa représentation de la tragique disparition de son compagnon George Dyer dans son Triptyque mai juin 1973 ne se départit pas de ce désir de beauté, ultime secours d’un homme en pleine déréliction et dévasté par la douleur.
Au-delà du génie de l’œuvre de Francis Bacon, ne peut-on aussi admirer l’homme resté accessible malgré son succès, gai en dépit des dures épreuves qu’il a connues, élégant nonobstant le poids des années et les dégâts corporels d’une vie de jouissances ? Sans volonté ostensible de paraître le grand peintre qu’il était déjà de son vivant, il s’habillait avec goût et sans affectation. Avec la même sincérité qu’il mettait à peindre « les réalités intérieures ». Le contraire de ces collections qu’on qualifie aujourd’hui d’arty destinées à conférer, pour un prix tout aussi trompeur, les apparences de l’artiste. Ce qui me conduit à penser que l’élégance est d’abord de paraître soi-même.
François Gaillard