L’appropriation culturelle dans la mode
Depuis quelques années, la mode doit faire face à une nouvelle difficulté. A chacune – ou presque – de ses incursions hors du champ vestimentaire occidental, elle est accusée d’appropriation culturelle et désignée à la vindicte par les réseaux sociaux. Les premières attaques en 2012 en provenance de la communauté amérindienne visèrent Victoria Secret après qu’elle eût fait défiler lors d’un de ses célèbres shows une mannequin affublée d’une coiffe apache. Puis ce fut le tour d’Isabel Marant de s’attirer les foudres du Mexique pour avoir reproduit de façon sans doute trop littérale une blouse traditionnelle de la communauté Tlahuitoltepec. Ce qui n’empêcha pas Mango, deux ans plus tard, et Carolina Herrera, pour sa collection Resort 2020, d’endurer les mêmes déboires avec ce pays. En 2016, Marc Jacobs fut lui aussi vilipendé après avoir coiffé les mannequins – blanches – de son défilé printemps été 2017 de dreadlocks. Stella McCartney se trouva elle aussi sous le feu des critiques lorsqu’elle vêtit plusieurs mannequins blanches de son défilé printemps été 2018 de robes en tissu wax. Tout comme Gucci quand elle mit en vente sur le site du distributeur américain Nordstrom un turban sikh de sa collection automne hiver 2019 2020. Les marques de sport n’échappent pas au phénomène et Nike dut retirer de la vente en juin dernier un modèle de sneakers arborant des motifs revendiqués par une peuplade du Panama. Ces quelques exemples tirés d’une longue liste montrent l’ampleur d’un problème qui remet en cause la création de mode elle-même.
Apparue en Amérique du Nord dans les années 1990, d’abord dans les milieux artistique et littéraire, l’expression mérite d’être définie. D’un point de vue juridique, elle ne repose sur aucun texte. Mais face à la puissance des réseaux sociaux souvent érigés en tribunal populaire, la justice ne pèse pas si lourd et une définition sociologique s’impose pour arbitrer des débats tournant fréquemment à l’anathème. Pour l’ethnologue Monique Jeudy Ballini, l’appropriation culturelle est avérée quand il y a « usage par des membres de la société dominante occidentale des biens matériels et immatériels issus de pays anciennement colonisés ou de minorités historiquement opprimées » (Libération – décembre 2016). « L’appropriation culturelle, c’est lorsqu’un emprunt entre les cultures s’inscrit dans un contexte de domination » selon le sociologue Eric Fassin (Le Monde – août 2018), assimilant la démarche à du « colonialisme culturel ». Souvent vécue par les communautés concernées comme un dévoiement de leur culture, l’appropriation culturelle génère leur ire en l’absence de rétribution pour ce qu’ils considèrent alors comme un pillage.
Le concept précisé, il convient alors de l’analyser et d’abord d’en comprendre les causes. Durant des décennies, les créateurs ont puisé « impunément » dans les folklores vestimentaires. A l’instar d’Yves Saint Laurent, John Galliano, Jean-Paul Gaultier ou Dries van Noten, pour n’en citer que quelques-uns et pas des moindres. Alors pourquoi l’inspiration venue d’ailleurs est-elle dénigrée aujourd’hui alors qu’elle fut longtemps perçue comme un hommage ? On peut avancer que, d’une part, la mondialisation de la mode l’a sortie de l’entre-soi des nations occidentales et exposée aux populations lointaines dont elle pouvait autrefois s’inspirer en catimini. D’autre part, le développement des pays émergents entraîne leur revendication à exister sur la scène internationale et à participer aux profits de l’économie de marchés et de la mode en particulier. D’autant que nombre d’entre eux furent colonisés par le passé et demandent aujourd’hui réparation pour un préjudice dont ils ressentent encore les effets. On peut aussi noter que les réseaux sociaux tendent à renforcer le communautarisme et donc la défense de symboles identitaires. L’essor des moyens de transports a engendré celui du tourisme favorisant les influences de traditions étrangères dans les collections. L’inflation de l’offre n’arrange rien, générant un besoin d’idées quasi inaltérable. Enfin, on peut voir les dénonciations d’appropriation culturelle comme le prolongement politique de la consomm’action née dans les années 2000.
« La société porteuse de spectacle ne domine pas seulement par son hégémonie économique les régions sous-développées. Elle les domine en tant que société du spectacle. Là où la base matérielle est encore absente, la société moderne a déjà envahi spectaculairement la surface sociale de chaque continent » – Guy Debord
Sensiblement subjective et subjectivement sensible, la notion d’appropriation culturelle mérite d’être analysée au crible d’une objectivité intraitable. Il est vrai que l’ethnocentrisme de la mode insinue une hiérarchisation des coutumes vestimentaires que les citations folkloriques dans les collections ne font qu’aggraver. Véritable rouleau compresseur, l’universalisme de la mode basé sur l’habillement à l’européenne arase l’offre vestimentaire et ramène les autres cultures à l’état de simples anecdotes tout juste bonnes à épicer les collections d’un peu d’exotisme. En 1996, dans son ouvrage La Société du Spectacle, Guy Debord dénonçait déjà la spectacularisation des cultures « dominées ». Vidées de leur sens et réduites à leur simple valeur esthétique, les appropriations sont autant d’affronts aux tenants de la culture pillée qui en ressort humiliée et impuissante à exprimer sa vérité. « Le ‘dominant’ à dreadlocks est dans une logique de mode alors que le ‘dominé’ a dû revendiquer le droit de porter cette coupe », cite l’historien Pascal Blanchard pour illustrer le caractère potentiellement offensant du détournement d’une pratique. Les accusations d’appropriation culturelle montrent aussi la lucidité du public sur les intentions mercantiles des marques, sous couvert d’inclusivité. Dans une interview accordée au magazine M Le Monde en octobre 2019, Marco Pecorari, directeur du master Fashion Studies à la Parsons School de Paris, décrie « le mouvement d’inclusivité qui anime la mode depuis quelques saisons, somme toute partiel et plus axé sur des perspectives commerciales que sociales ». D’ailleurs, les grands groupes, aux stratégies rouées, sont plus souvent attaqués que les créateurs indépendants, supposés moins cyniques. Cette nouvelle problématique rencontrée par la mode comporte toutefois un aspect positif majeur, en montrant d’abord qu’elle est devenue un sujet de société à part entière, placé au premier plan des préoccupations des citoyens aux quatre coins du monde. Elle oblige ensuite les marques à réfléchir à leur démarche créative et à lui donner du sens, ce qui ne peut lui être que bénéfique à moyen terme.
Si elle se comprend aisément avec un minimum d’empathie, la position des contempteurs de l’appropriation culturelle présente tout de même quelques incohérences. On relève ainsi une première contradiction entre leur désir d’exclusivité de leur culture et leur souhait de profiter des avantages de l’économie mondialisée. Par ailleurs, les communautés en riposte démontrent-elles la même équité à l’égard d’autres minorités non ethniques, sexuelles par exemple, opprimées parfois dans leurs propres pays ? Et ces comportements protectionnistes ne découlent-ils pas de crispations identitaires regrettables, même si on comprend leur posture défensive en position de faiblesse ? N’est-il pas dangereux aussi de laisser les réseaux sociaux, réputés pour leur impulsivité, leur intempérance et parfois leur mauvaise foi, juger de la légitimité d’une création ? Surtout que lesdites appropriations culturelles ne sont pas toujours conscientes et motivées par la cupidité et qu’il est quelquefois bien difficile d’attribuer à une communauté précise l’origine de l’élément culturel repris. Le tissu wax, par exemple, n’est pas né en Afrique, mais en Indonésie, où les colons hollandais l’ont découvert au XIXème siècle et industrialisé. C’est presque par hasard qu’il a été implanté en Afrique par un entrepreneur écossais et des missionnaires suisses. Les Nana Benz se le sont alors réapproprié pour en faire une forme de communication non verbale entre femmes au travers de motifs revisités. « Fédérateur, mixte et intergénérationnel, le wax, tissu de la liberté, est un emblème du panafricanisme et du dialogue entre les cultures » comme le résume parfaitement Dior dans son communiqué sur sa collection Croisière 2020, modèle de métissage culturel au sens le plus égalitaire du terme. Certains hommages aussi sont sincères et génèrent d’ailleurs plus de retombées pour les communautés affiliées que pour la marque.
En aval du phénomène, au plus léger soubresaut médiatique, les marques se confondent en excuses et se replient en défense sans même faire valoir leurs arguments. En amont, elles mesurent les risques encourus pour des allusions trop directes. Ainsi, dans un entretien accordé au Monde en octobre dernier, Julien Dossena, Directeur Artistique de Paco Rabanne, conseille de « ne pas traiter l’altérité comme un objet exotique, mais d’y injecter une vision créative qui le transforme ». Elles font preuve de responsabilité en se renseignant sur la signification des motifs qu’elles détournent, étant elles-mêmes sujettes au plagiat. Elles s’organisent, selon leurs moyens, pour diversifier leur vision du monde, avec, notamment, des équipes créatives pluralisées, des engagements dans la vie sociale auprès d’associations et surtout une rhétorique décryptant par le menu la moindre évocation d’une quelconque culture. Mais quelle crédibilité peuvent avoir ces discours auprès de consommateurs par trop conscients des objectifs marchands de ces dernières ? Et la création dictée par des attentes consuméristes ne risque-t-elle pas de devenir mortellement consensuelle ? Quelle part de magie lui reste-t-il quand tout a été énoncé, explicité, justifié, validé ? Le rêve est-il définitivement rompu avec la mode ?
François Gaillard