La mode comme lien social
Instrument de différenciation et moyen d’assimilation, la mode semble être un oxymore inextricable. Mais l’antinomie de ces deux fonctions simultanément inconciliables ne peut-elle se résoudre dans leur réalisation successive créant un véritable lien social ? Une vision de la mode que d’aucuns taxeront d’utopique mais qui, si amateurs et acteurs de la mode l’adoptaient, contribuerait sans doute à amender le climat délétère de nos sociétés libérales. Une gageure à la hauteur des talents incontestables des créateurs et qui donnerait un autre sens – une autre gueule ! – à leur œuvre.
« Mes vêtements sont destinés à des hommes réfléchis et conscients de leur responsabilité » – Rei Kawakubo
On ne peut certes ignorer la compétition qui règne dans la société contemporaine, poussant chacun à faire de sa vêture un outil promotionnel le distinguant de la masse concurrente. Andy Warhol n’a-t-il pas non plus prédit à chacun son quart d’heure de célébrité ? Un véritable moment d’extase dans un monde ultra médiatisé, pour lequel la mode est au mieux un faire-valoir, au pire une duperie dont la première victime n’est autre que l’intéressé lui-même. Mais plutôt que chercher à paraître différent à tout prix, quitte à adopter les traits apocryphes d’un personnage fabriqué, l’individu n’a-t-il pas intérêt à simplement être lui-même, à exprimer au travers de sa tenue vestimentaire sa vraie nature et ses différences les plus singulières ? En plus d’en tirer une unicité authentique, il y gagne un bien-être psychologique synonyme d’insertion sociale et de rayonnement individuel.
Depuis plus de trois décennies, la mode s’est considérablement démocratisée. Elle a même réussi à séduire les hommes, pourtant autrefois farouchement réfractaires et intéresse maintenant un très large public. De contrainte pratique régie par des conventions sociales, elle est devenue un territoire de plaisir et de liberté où chacun peut exercer son goût selon ses moyens. Plus encore aujourd’hui avec les nouvelles technologies de communication, elle suscite l’envie d’exprimer ses passions, partager ses joies ou ses déceptions, échanger ses points de vue avec des proches ou des étrangers. Elle est le signe tangible d’un consensus autour de valeurs esthétiques et culturelles des sociétés occidentales. Indubitablement, la mode rapproche plus qu’elle ne divise, car il est dans la (bonne) nature de l’homme de chercher la concorde et l’harmonie, le bonheur commun plutôt que le conflit solitaire. Passerelle entre l’individuel (le désir d’être soi-même) et le collectif (le besoin d’appartenance à un groupe), elle est un facteur d’intégration sociale par la douceur, à la fois hédoniste et fédérateur, le contraire d’un moule coercitif générateur de frustration.
« Ce n’est pas le rêve qui fait vendre, c’est le sens » – Roland Barthes
Mais limitée au simple jeu des apparences, son pouvoir de rapprochement est faible et, faute d’affinités profondes entre les individus, ses effets cohésifs éphémères. D’où le devoir, du public et surtout des professionnels, de donner un sens à la mode qui enracine le lien dans un substrat riche et profond. Au delà de permettre à chacun de trouver son look, une mode plus humaine et intelligente peut aider à se découvrir et se positionner dans le groupe pour peu qu’on prenne la peine d’en comprendre les fondements et les références au delà des signes superficiels. Constitué de personnalités assumées, le groupe n’en devient que plus harmonieux, sans besoin d’y élire un chef. J’ose l’écrire : dans sa forme la plus noble, la mode est une composante essentielle de nos démocraties.
François Gaillard