De la création de mode
La question de l’origine de la création se pose forcément, en préambule à toute réflexion sur la mode : pour anticiper ses finalités, il est nécessaire de comprendre ses sources. A ces fins, on peut d’abord s’interroger sur le surgissement de l’œuvre artistique, comme référence à tout acte créatif. Bien sûr, la science requiert aussi une bonne dose d’inventivité. Mais elle s’appuie essentiellement sur une motivation intellectuelle et rationnelle – parfois non dénuée d’humanisme – pour contribuer à améliorer la vie matérielle. A contrario, l’art n’ambitionne aucun progrès, sinon celui, ô combien plus crucial, de l’humanité, au sens quantitatif du terme mais aussi dans son acception psycho-philosophique. Il comporte aussi sa part d’égoïsme, dans le besoin impérieux qu’a l’artiste d’exprimer son ressenti de la vie et du monde, de « réaliser ses sensations » comme l’entendait Paul Cézanne.
« La formulation visuelle de notre réaction à la vie » – Josef Albers
Les ressorts de la création de mode sont à la fois plus simples – car moins profonds – et plus complexes, car étonnamment plus nombreux. Comme pour les arts majeurs, la création de mode obéit à une pulsion née de l’observation du monde et du désir d’en changer la face, au sens premier de ses apparences. Emettre « la formulation visuelle de notre réaction à la vie » disait Josef Albers. Mais là où l’artiste se borne souvent à interpeller son public – non parfois sans une dose de provocation – le styliste, propose ses solutions. Le premier s’attaque certes à des questions plus capitales. Mais le second, lorsqu’il prend conscience de ses responsabilités, mise sur l’influence des apparences sur les mentalités et les comportements. Ainsi, la création de mode, réalisée sans cynisme et avec sincérité, relève-t-elle d’un certain altruisme au travers le souhait de partager un idéal de vie, de tenter d’embellir le monde, de communier autour de l’image de l’individu en tant que reflet de sa nature et de sa philosophie. Lorsqu’un homme crée des vêtements pour femmes, ne vise-t-il pas avant tout à se rapprocher du sexe opposé qui le fascine ou le séduit avant même de chercher à en façonner l’image ?
Ne soyons pas naïfs pour autant : la création vestimentaire a toujours possédé une emprise sur ses sujets, à la fois sensibles à leur image et inquiets de son réel impact sur leur entourage. Et c’est bien parce qu’elle a toujours une part d’artifice qu’elle suscite autant de doutes et d’interrogations. Plus encore aujourd’hui, avec l’importance qu’ont prise les apparences, les professionnels de la mode détiennent un véritable pouvoir sur la société, dont il est bien tentant d’user. N’y a-t-il pas un démiurge en tout créateur ? Et du démiurge au tyran, il n’y a parfois qu’un pas. Lorsqu’il crée une communauté autour de son esthétique, le créateur n’entend-il pas en être le chef ? Ainsi, cette tâche, apparemment futile, possède sa face sombre d’autant plus prépondérante que le créateur, introverti et solitaire, en tire une revanche. Le star system des marques la favorise également en laissant les créateurs croire à leur toute puissance. Plus dure en est la chute le jour où, tarie par le rythme effréné des collections et l’illusion d’être « arrivés », leur inspiration les trahit. Sans intention moralisatrice – au contraire par admiration et bienveillance – on ne peut donc que conseiller aux créateurs d’être au plus fidèles à eux-mêmes. Dans leur intérêt personnel, par souci d’équilibre et, corollairement, par intérêt professionnel, les deux étant intimement liés dans une profession avant tout généreuse de soi. Vécue par le public comme une attention particulière, l’authenticité – peut-être plus que le talent – est gage d’un succès plus durable.
François Gaillard